Arasse - résumé -

Publié le par Anca

La Vénus d'Urbin (Venere di Urbino) est une peinture de la Renaissance réalisée par Titien entre 1538 et 1539.





La Vénus endormie de Giorgione (vers 1510)       


Olympia d'Édouard Manet (1863)

Résumé et compilation de citations de l'analyse de Daniel Arasse : On n'y voit rien, Editions Denoel, 2001, ed. folio essais 2005 p. 125 à 173, La femme dans le coffre. 
Daniel Arasse revient sur les conditions de la commande passée à Titien et détaille le caractère érotique de la peinture (comme excitant sexuel et non comme substitut) : « un grand fétiche erotique » (voir, à la fin le texte en italique). L'historien de l'art réfute ensuite la description de Panofsky pour revenir à Alberti, et fait ainsi de ce tableau la matrice du nu érotique féminin dont s'inspirera par exemple Manet 325 ans plus tard dans son Olympia.

Une commande
La Vénus d'Urbino a été peinte pour Guidobaldo Della Rovere, l'héritier de Francesco Maria Della Rovere, le Duc d'Urbino. Son père avait déjà acheté, deux ans plus tôt, le portrait du même modèle, La Bella, qui est aujourd'hui au Pitti, à Florence. La Bella portait une belle robe, et Guidobaldo voulait avoir son portrait nu.




Cette peinture, La Vénus, était certainement destinée à être accrochée dans la chambre à coucher. En effet, au XVI ème siècle, on attribuait une puissance magique aux images. « On recommandait d'accrocher de belles nudités, hommes ou femme, dans les chambres à coucher des époux ». « Si la femme regardait ces beaux corps au moment de la fécondation, son enfant serait plus beau ».

Mais ce tableau n'est pas peint pour célébrer le mariage de Guidobaldo avec Giulia Varano intervenu quatre ans plus tôt en 1534 car sa fiancée n'a alors que dix ans. Il ne s'agit ainsi pas à proprement parler d'un tableau de mariage comme La Vénus de Dresde peinte par Giorgione avant 1510. Cependant, en 1538, Giulia a quatorze ans et le mariage a pu être consommé à cette date. Il s'agirait ainsi d'un tableau peint dans un contexte matrimonial : Vénus se caressant le sexe.

Le geste de la main gauche est pourtant tout à fait exceptionnel, même au XVI ème siècle. « Titien ne l'a jamais repris et aucun autre peintre non plus. Même en 1538, il devait paraître un peu osé, à la limite du pornographique ». Le tableau est d'une certaine manière obscène « parce qu'il rend public, il met sur le devant de la scène, un geste qui est admis et même recommandé dans l'intimité du mariage ».

Rona Goffen a en effet montré comment, « au XVI ème siècle, la masturbation féminine était, dans un contexte précis, acceptée et même recommandée. La science disant que les femmes ne pouvant être fertilisées qu'au moment de leur jouissance, les médecins suggéraient aux femmes mariées de se préparer manuellement à l'union sexuelle pour avoir un enfant » L'Eglise recommandait également de telles pratiques. « Rona Goffen indique même que la pose de cette femme, appuyée sur son côté droit, correspond à des recommandations du même genre ».

« Autrement dit, si ce n'est pas un tableau de mariage, c'est un tableau imaginé dans un contexte de mariage » ce que confirment le myrte sur la fenêtre, les roses dans la main gauche, les deux coffres du fond et le petit chien endormi sur le lit. Toutefois ces symboles ne sont pas univoques. Les coffres peuvent être des coffres de mariage, mais les courtisanes en possédaient aussi dans leur palais et le myrte et les roses peuvent ne renvoyer à rien d'autre qu'à eux-mêmes. Le petit chien endormi sur le lit peut être symbole de fidélité ou bien de luxure...Titien en a également peint un aux pieds de Danaé lorsqu'elle se fait engrosser par Jupiter.

L'erreur de Panofsky
Unité spatiale?

Que représentent le grand pan de peinture noire derrière le buste de la figure et la ligne horizontale vaguement brune qui marque le bord du lit entre la cuisse de la femme et le chien endormi ?



« Cette zone noire n'est pas un rideau comme le voudrait Panofsky qui voit dans sa découpe verticale "un bord de rideau"; et la ligne brune n'est pas davantage le "bord du pavement" ».

Pourquoi? Observons d'abord le lit.
« Le lit a l'air d'être posé sur le sol, les deux matelas ont l'air d'être posés directement sur le pavement, ils le prolongent ». « La position du lit dans la pièce est invraisemblable, d'autant plus que les lits du XVI ème siècle étaient très hauts ».
« Comment Panofsky fait-il pour voir un rideau dont le bord serait à l'aplomb exact du sexe de "Vénus" ? Son bord ne fait pas un pli, pas une ondulation. Pour un rideau, il est plutôt raté. Son bord, c'est juste une ligne géométrique, absolument rectiligne. Il y a bien un rideau derrière "Vénus", mais c'est le rideau vert, soulevé et noué au-dessus de sa tête. Du même coup, ce grand pan de peinture noire n'est certainement pas un rideau ».

« Ce n'est pas un rideau, ce n'est pas un mur. » Ca ne représente rien dans la réalité. « Même chose pour le "bord de pavement". En fait, Panofsky parle de bord de rideau et de bord de pavement parce que cela lui permet de voir dans le tableau la représentation cohérente d'une pièce de palais. Mais le tableau est incohérent » même si il est parfaitement construit (deux parties complémentaires : au premier plan, courbes douces, nudité et horizontalité ; à l'arrière plan, habillement, droites et verticalité ; rappel dans chaque partie du principe formel dominant dans l'autre partie).

Une construction perspective déterminant une unité mentale

« Le pan de peinture noire est un écran de présentation pour la figure. En 1512, dans une Sainte Conversation avec la Vierge à l'Enfant et un donateur (collection Magnani), Titien avait déjà utilisé ce dispositif pour présenter la Vierge et distinguer son lieu de celui du donateur qui se découpe devant un paysage. En 1538, vingt-six ans plus tard, Titien reprend ce dispositif pour présenter sa donna ignuda, sa Vénus ».

« Il n'y a ainsi ni bord de rideau ni bord de pavement. Ce sont des bords, purement et simplement.  Ils ne représentent rien. Ils se contentent de fixer les limites entre les deux lieux du tableau : le lit avec la femme nue et la salle avec les servantes ». « C'est pour cela qu'on ne peut pas dire à quoi ils correspondraient dans une salle de palais vénitien. Ils ne représentent rein ces bords, mais ils servent à quelque chose : ils articulent les deux lieux du tableau. Ces deux lieux n'appartiennent pas au même espace, spatialement, ils ne sont pas continus, ils sont contigus. C'est pour cela qu'on ne peut pas ''passer'' de l'un à l'autre, et c'est aussi pour ça qu'on ne peut pas se représenter ni penser de façon cohérente, l'unité spatiale de la pièce ». ''Vénus'' ne se trouve donc pas dans la salle du palais.

La perspective de l'arrière salle (localisée) est travaillée avec une attention très rare dans l'œuvre de Titien, non pas pour construire une unité spatiale mais une unité mentale.
En effet, « pour construire une perspective régulière, il faut disposer de deux points : le point de fuite - qui correspond à la position de notre regard face au tableau - et le point de distance - qui indique la distance à laquelle nous sommes, en théorie, situés par rapport au tableau et détermine la rapidité de la diminution apparente des grandeurs dans la profondeur ».
Or ici, « le point de fuite des lignes de pavement est placé à l'aplomb de la main gauche de "Vénus" et à la hauteur de son œil gauche (en bleu). Quant au point de distance, il est situé sur le bord du tableau ». « Visuellement nous sommes (ainsi) très proches du corps nu. Celui-ci vient en avant de la salle. Les servantes sont minuscules. Celle qui est debout ne mesure même pas la moitié du corps de "Vénus". Elles ont l'air proches mais elles sont très lointaines ». « Titien s'est servi de la perspective du fond pur construire une sorte de trompe-l'œil qui fait surgir le corps nu vers nous ».
« Le point de fuite fixe la hauteur de notre regard par rapport au tableau. Il est situé un peu au-dessus du milieu, à la hauteur de l'œil gauche de "Vénus". Mais par rapport à l'espace représenté au fond, c'est un point de vue très rabaissé. Par rapport à la servante qui est debout, notre œil est à mi-hauteur de ses jambes. Nous sommes donc très bas par rapport à elle. En fait, la position de notre regard est pratiquement à la hauteur de celui de la servante agenouillée, les bras plongés dans le coffre ». Cette servante est comme le relais de notre position et donc de notre regard.
« La construction du tableau nous donne donc théoriquement une position par rapport à Vénus équivalente à celle de la servante par rapport au coffre : très près de la figure et à genoux devant elle ». En fait, nous sommes certes debout et à quelque distance, mais c'est l'effet produit par le dispositif du tableau.
« La salle avec les deux servantes fonctionne ainsi comme ''un tableau dans le tableau'' ». Selon André Chastel, « quand, dans un tableau, le peintre a peint ''un tableau dans le tableau'', celui-ci représente souvent "le scénario de la production" du tableau où il se trouve ».
Or, « les premiers nus féminins, présentés sans contexte narratif particulier, ont été peints, au XV ème siècle, à l'intérieur du couvercle de ces coffres ».
Ainsi, pour réaliser sa peinture de femme nue sans aucun prétexte narratif, Titien -qui a déjà 50 ans mais auquel on n'a jamais passé une telle commande- « va chercher sa femme nue là où elle se trouve. D'abord, la pose générale de la figure, Titien la prend dans le tableau de Giorgione qu'il a achevé près de trente ans plus tôt. Ensuite, puisqu'il en fait une "Vénus" citadine en la couchant sur un lit qui a l'air d'être dans un palais, il va la chercher à l'intérieur des couvercles des coffres de mariage et il met sa femme nue sur le devant de la scène ». « Ce n'est ainsi pas un hasard si le pan de mur noir qui est derrière elle reprend la couleur de l'intérieur du couvercle soulevé devant la servante agenouillée ».
Toutefois, les nus dans les couvercles des coffres, c'est une pratique florentine du XV ème siècle largement passé de mode en 1538 et ce n'est aucunement une pratique vénitienne où les coffres sont sculptés de motifs décoratifs. Reste que les courbes convexes des coffres ainsi que les vêtements qu'ils contiennent font écho aux courbes de Vénus et à ses vêtements induisant l'idée qu'il ne s'agit pas d'une ''Vénus'' nue mais dénudée. « Présentée comme telle, et consciente de l'être. Comme disent les Anglais, elle est moins nude que naked, moins nue que dénudée. Elle le sait et n'en éprouve aucune mauvaise conscience. »
« En plaçant au premier plan le corps féminin dénudé et en signalant à l'arrière plan les servantes qui s'affairent avec les vêtements du coffre, Titien suggère qu'il fait voir ce que le contenu du coffre a pour fonction de cacher. Par ailleurs on sait que les coffres de mariage étaient des objets typiquement féminins. C'est donc comme si la Vénus était « sortie nue du coffre, et ce n'est pas un hasard si les courbes du coffre et du corps se font formellement écho ».
La matrice du nu féminin
« Chez Giorgione, elle dort. Son geste est inconscient. Elle rêve peut-être. Ici, elle est bien éveillée ; elle sait ce qu'elle fait et elle nous regarde (...) et elle se touche». Ce tableau donne envie de toucher mais oblige à regarder ; il met en scène ce qui a constitué « l'érotique même de la peinture classique » : « passer du toucher au voir, faire du voir un quasi-toucher (...) devant une figure, qui, elle, voit et se touche ».
D'après Michael Fried, Manet, « cherche à faire des tableaux qui se contentent de de se présenter au spectateur, de les regarder ». Les tableaux regardent le spectateur bien en face : c'est la naissance de la modernité. Or le nu classique s'offre comme objet du regard, plus que quel qu'autre sujet.
Par ailleurs, la ''Vénus'' du Titien est sur le tableau mais mais pas dans l'espace du tableau (déterminé par la perspective) ; elle « occupe un leu précis, celui du lit, situé entre deux espaces clairement définis et conjoints : l'espace fictif de la salle aux servantes et l'espace réel de la salle d'où nous regardons le tableau ». Ce n'est rien d'autre que la surface de la toile, le ''lit'' (qui signifie les couches de peintures dont Titien enduisait ses tableaux avant de peindre). De là, ''Vénus'' nous regarde. Et c'est ce qu'a vu Manet, mais chez lui, c'est toute la surface qui nous regarde : il a annulé la perspective.
La Vénus d'Urbino est bien « une matrice du nu féminin », elle contient les prémisses d'une véritable « érotique de la peinture classique », ce que Manet défera dans son Olympia 325 ans plus tard : Monet non seulement aplatit le tableau dans sa perspective, mais il annule la relation érotique que celui-ci peut entretenir avec le spectateur.
Olympia nous regarde mais elle ne se touche pas. Elle pose sa main sur sa cuisse, elle barre l'entrée.
Rappelons ici qu'Alberti, fonde un nouvel art de peindre avec la perspective comme base et Narcisse comme inventeur de la peinture. « Autrement dit, il fait de Narcisse l'inventeur de la perspective en peinture ». « La relation entre Narcisse et la perspective se fait à travers le miroir : le miroir de la fontaine où se regarde Narcisse et le plan de la représentation comme miroir du monde ». ''La peinture est-elle autre chose que l'art d'embrasser ainsi la surface d'une fontaine ?'' (Alberti).
Mais embrasser, « prendre dans ses bras, et même donner des baisers », « c'est ce que refuse de faire Narcisse avec Echo et c'est aussi ce qu'il ne peut pas faire avec sa propre image reflétée dans le miroir de la fontaine. Il ne peut ni la toucher ni la baiser. Alors, il la perd, elle se perd. Narcisse est l'inventeur de la peinture parce qu'il suscite une image qu'il désire et qu'il ne peut ni ne doit toucher. Il est sans cesse pris entre le désir de l'embrasser, cette image, et la nécessité de se tenir à distance pour pouvoir la voir. C'est ça l'érotique de la peinture qu'invente Alberti, et c'est elle que Titien met en scène dans la Vénus d'Urbino ».
La courtisane des Dialogues d'amour de Speroni, Tullia d'Aragon, « se demande pourquoi les amants sont toujours partagés entre le désir de voir et le désir de toucher »...
C'est donc un retrait du toucher pour le voir que la Vénus d'Urbin nous impose par sa mise en scène. La servante agenouillée touche mais n'y voit rien, nous voyons mais nous ne pouvons toucher et, pourtant, la figure nous 'voit' et se touche...

Publié dans Résumés

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B
Tiens tiens ...
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